V
KENILWORTH
Les remparts extérieurs, contournant une large colline, enfermaient des jardins clos, des prés, des écuries et des étables, une forge, des granges et les fournils, le moulin, les citernes, les habitations des serviteurs, les casernes des soldats, tout un village presque plus grand que celui d’alentour, dont on voyait se presser les toits moussus. Et il ne semblait pas possible que ce fût la même race d’hommes qui habitât en deçà des murs, dans ces masures, et à l’intérieur de la formidable forteresse qui dressait ses rouges enceintes contre le ciel d’hiver.
Car Kenilworth était bâti dans une pierre couleur de sang séché. C’était l’un de ces fabuleux châteaux du siècle qui suivit la Conquête et pendant lequel une poignée de Normands, les compagnons de Guillaume, ou leurs descendants immédiats, surent tenir tout un peuple en respect grâce à ces immenses châteaux forts plantés sur les collines.
Le keep de Kenilworth – le donjon comme disaient les Français, faute d’un meilleur mot, car cette sorte de construction n’existait pas en France, ou n’existait plus – le keep était de forme carrée et d’une hauteur vertigineuse qui rappelait aux voyageurs d’Orient les pylônes des temples d’Égypte.
Les proportions de cet ouvrage titanesque étaient telles que de très vastes pièces étaient contenues, réservées, dans l’épaisseur même des murs. Mais on ne pouvait entrer dans cette tour que par un escalier étroit où deux personnes avaient peine à avancer de front et dont les marches rouges conduisaient à une porte protégée, hersée, au premier étage. À l’intérieur du keep se trouvait un jardin, une cour herbue plutôt, de soixante pieds de côté, à ciel ouvert, et complètement enfermée[49].
Il n’était pas d’édifice militaire mieux conçu pour soutenir un siège. L’envahisseur parvenait-il à franchir la première enceinte, on se réfugiait dans le château lui-même, à l’abri du fossé ; et si la seconde enceinte était percée, alors, abandonnant à l’ennemi les appartements habituels de séjour, le grand hall, les cuisines, les chambres seigneuriales, la chapelle, on se retranchait dans le keep, autour du puits de sa cour verte, et dans les flancs de ses murs profonds.
Le roi vivait là, prisonnier. Il connaissait bien Kenilworth, qui avait appartenu à Thomas de Lancastre et servi naguère de centre de ralliement à la rébellion des barons. Thomas décapité, Édouard avait séquestré le château et l’avait habité lui-même durant l’hiver de 1323, avant de le remettre l’année suivante à Henry Tors-Col en même temps qu’il lui rendait tous les biens et titres des Lancastre.
Henri III, le grand-père d’Édouard, avait dû jadis assiéger Kenilworth six mois durant pour le reprendre au fils de son beau-frère, Simon de Montfort ; et ce n’étaient pas les armées qui en avaient eu raison, mais la famine, la peste et l’excommunication.
Au début du règne d’Édouard 1er, Roger Mortimer de Chirk, celui qui venait de mourir en geôle, en avait été le gardien, au nom du premier comte de Lancastre, et y avait donné ses fameux tournois. L’une des tours du mur extérieur, pour l’exaspération d’Édouard, portait le nom de tour de Mortimer ! Elle était là, plantée devant son horizon quotidien, comme une dérision et un défi.
La région donnait au roi Édouard II d’autres nourritures à ses souvenirs. Du haut du keep rouge de Kenilworth, il pouvait apercevoir, à quatre milles vers le sud, le keep blanc du château de Warwick où Gaveston, son premier amant, avait été mis à mort par les barons, déjà ! Cette proximité avait-elle changé le cours des pensées du roi ? Édouard semblait avoir oublié complètement Hugh Le Despenser ; mais il était obsédé, en revanche, par la mémoire de Pierre de Gaveston, et en parlait sans cesse à Henry de Lancastre, son gardien.
Jamais Édouard et son cousin Tors-Col n’avaient vécu si longtemps l’un auprès de l’autre, et dans une telle solitude. Jamais Édouard ne s’était confié autant à l’aîné de sa famille. Il avait des moments de grande lucidité, et des jugements sans complaisance, portés sur lui-même, qui soudain confondaient Lancastre et l’émouvaient assez. Lancastre commençait à comprendre des choses qui, à tout le peuple anglais, paraissaient incompréhensibles.
C’était Gaveston, reconnaissait Édouard, qui avait été le responsable, ou tout au moins l’origine, de ses premières erreurs, du mauvais chemin pris par sa vie.
— Il m’aimait si bien, disait le roi prisonnier ; et puis dans ce jeune âge que j’avais, j’étais prêt à croire toutes les paroles et à me confier entièrement à si bel amour.
À présent encore, il ne pouvait s’empêcher d’être attendri lorsqu’il se rappelait le charme de ce petit chevalier gascon, sorti de rien, « un champignon né dans une nuit » comme disaient les barons, et qu’il avait fait comte de Cornouailles au mépris de tous les grands seigneurs du royaume.
— Il en avait si forte envie ! disait Édouard.
Et quelle merveilleuse insolence que celle de Pierre, une insolence qui ravissait Édouard ! Un roi ne pouvait se permettre de traiter ses barons comme son favori le faisait.
— Te rappelles-tu, Tors-Col, comme il appelait le comte de Gloucester un bâtard ? Et comme il criait au comte de Warwick : « Va te coucher, chien noir ! »
— Et comme il insultait aussi mon frère en le nommant cornard, ce que Thomas ne lui pardonna jamais, parce que c’était vrai.
Peur de rien, ce Pierrot, pillant les bijoux de la reine et jetant l’offense autour de lui comme d’autres distribuent l’aumône, parce qu’il était sûr de l’amour de son roi ! Vraiment un effronté comme on n’en vit jamais. En plus, il avait de l’invention dans le divertissement, faisait mettre ses pages nus, les bras chargés de perles, la bouche fardée, une branche feuillue tenue sur le ventre, et organisait ainsi de galantes chasses dans les bois. Et les escapades dans les mauvais lieux du port de Londres, où il se colletait avec les portefaix, car il était fort en plus, le gaillard ! Ah ! quelles belles années de jeunesse Édouard lui devait !
— J’avais cru tout cela retrouver en Hugh, mais l’imagination y pourvoyait plus que la vérité. Vois-tu, Tors-Col, ce qui rendait Hugh différent de Pierrot c’est qu’il était d’une vraie famille de grands barons et ne pouvait l’oublier… Mais si je n’avais pas connu Pierrot, je suis bien sûr que j’aurais été un autre roi.
Au cours des interminables soirées d’hiver, entre deux parties d’échecs, Henry Tors-Col, les cheveux couvrant son épaule droite, écoutait donc les aveux de ce roi, que les revers, l’écroulement de sa puissance et la captivité venaient de brusquement vieillir, dont le corps d’athlète semblait s’amollir, dont le visage bouffissait, surtout aux paupières. Et pourtant tel qu’il était, Édouard gardait encore une certaine séduction. Quel dommage qu’il ait eu de si mauvaises amours et cherché sa confiance en de si mauvais cœurs !
Tors-Col avait conseillé à Édouard d’aller se présenter devant son Parlement, mais en vain. Ce roi faible ne montrait de force que dans le refus.
— Je sais bien que j’ai perdu mon trône, Henry, répondait-il, mais je n’abdiquerai pas.
Portés sur un coussin, la couronne et le sceptre d’Angleterre s’élevaient lentement, marche par marche, dans l’étroit escalier du keep de Kenilworth. Derrière, les mitres oscillaient et les pierreries des crosses scintillaient dans la pénombre. Les évêques, retroussant sur leurs chevilles leurs trois robes brodées, se hissaient dans la tour.
Le roi, sur un siège qui, d’être unique, faisait figure de trône, attendait, au fond du gigantesque hall, le front dans la main, le corps affaissé, entre les piliers qui soutenaient des arcs d’ogives pareils à ceux des cathédrales. Tout, ici, avait des proportions inhumaines. Le jour pâle de janvier qui tombait par les hautes et très étroites fenêtres ressemblait à un crépuscule.
Le comte de Lancastre, la tête penchée, se tenait debout à côté de son cousin, en compagnie de trois serviteurs qui n’étaient même pas ceux du souverain. Les murs rouges, les piliers rouges, les arcs rouges composaient autour de ce groupe un tragique décor pour la fin d’une puissance.
Lorsqu’il vit apparaître, par la porte à deux battants ouverte, puis avancer vers lui cette couronne et ce sceptre qui lui avaient été amenés pareillement, vingt ans plus tôt, sous les voûtes de Westminster, Édouard se redressa sur son siège, et son menton se mit à trembler un peu. Il leva les yeux vers son cousin de Lancastre, comme pour chercher appui, et Tors-Col détourna le regard tant cette supplication muette était insupportable.
Puis Orleton fut devant le souverain, Orleton dont chaque apparition, depuis quelques semaines, avait signifié à Édouard la confiscation d’une partie de son pouvoir. Le roi regarda les autres évêques et le grand chambellan ; il fit un effort de dignité pour demander :
— Qu’avez-vous à me dire, mes Lords ?
Mais la voix se formait mal sur ses lèvres pâlies, parmi la barbe blonde.
L’évêque de Winchester lut le message par lequel le Parlement sommait le souverain de déclarer sa renonciation au trône ainsi qu’à l’hommage de ses vassaux, de donner agrément à la désignation de son fils, et de remettre aux envoyés les insignes rituels de la royauté.
Quand l’évêque de Winchester se fut tu, Édouard resta silencieux un long moment. Toute son attention semblait fixée sur la couronne. Il souffrait, et sa douleur était si visiblement physique, si profondément marquée sur ses traits, que l’on pouvait douter qu’il fût en train de penser. Pourtant il dit :
— Vous avez la couronne en vos mains, mes Lords, et me tenez à votre merci. Faites donc ce qu’il vous plaira, mais de par mon consentement point.
Alors Adam Orleton avança d’un pas et déclara :
— Sire Édouard, le peuple d’Angleterre ne vous veut plus pour roi, et son Parlement nous envoie vous le déclarer. Mais le Parlement accepte pour roi votre fils aîné, le duc d’Aquitaine, que je lui ai présenté ; et votre fils ne veut accepter sa couronne que de votre gré. Si donc vous vous obstinez au refus, le peuple sera libre de son choix et pourra bien élire pour souverain prince, celui, parmi les grands du royaume, qui le contentera le plus, et ce roi pourra n’être point de votre lignage. Vous avez trop mis à trouble vos États ; après tant d’actes qui leur ont nui, c’est le seul à présent que vous puissiez accomplir pour leur rendre la paix.
De nouveau le regard d’Édouard s’éleva vers Lancastre. Malgré le malaise qui l’envahissait, le roi avait bien compris l’avertissement contenu dans les paroles de l’évêque. Si l’abdication n’était pas consentie, le Parlement, dans son besoin de se trouver un roi, ne manquerait pas de choisir le chef de la rébellion, Roger Mortimer, qui possédait déjà le cœur de la reine. Le visage du roi avait pris une teinte cireuse, inquiétante ; le menton continuait de trembler ; les narines se pinçaient.
— Monseigneur Orleton a justement parlé, dit Tors-Col, et vous devez renoncer, mon cousin, pour rendre la paix à l’Angleterre, et pour que les Plantagenets continuent d’y régner.
Édouard, alors, incapable apparemment d’articuler une parole, fit signe d’approcher la couronne et inclina la tête comme s’il voulait qu’on le ceignît une dernière fois.
Les évêques se consultaient du regard, ne sachant comment agir, ni quel geste accomplir, en cette cérémonie imprévue qui n’avait point de précédent dans la liturgie royale. Mais la tête du roi continuait de s’abaisser, graduellement, vers les genoux.
— Il passe ! s’écria soudain l’archidiacre Chandos qui portait le coussin aux emblèmes.
Tors-Col et Orleton se précipitèrent pour retenir Édouard évanoui au moment où son front allait cogner sur les dalles.
On le remit dans son siège, on lui frappa les joues, on courut chercher du vinaigre. Enfin, il respira longuement, rouvrit les yeux, regarda autour de lui ; puis, d’un coup, il se mit à sangloter. La mystérieuse force que l’onction et les magies du sacre infusent aux rois, et pour ne servir parfois que des dispositions funestes, venait de se retirer de lui. Il était comme exorcisé de la royauté.
À travers ses pleurs, on l’entendit parler :
— Je sais, mes Lords, je sais que c’est par ma propre faute que je suis tombé à si grande misère, et que je me dois résigner à la souffrir. Mais je ne puis m’empêcher de ressentir lourd chagrin de toute cette haine de mon peuple, que je ne haïssais point. Je vous ai offensés, je n’ai point agi pour le bien. Vous êtes bons, mes Lords, très bons de garder dévouement à mon aîné fils, de n’avoir point cessé de l’aimer et de le désirer pour roi. Donc, je vous veux satisfaire. Je renonce devant vous à tous mes droits sur le royaume ; je délie tous mes vassaux de l’hommage qu’ils m’ont fait et leur demande le pardon. Approchez…
Et de nouveau il fit le geste d’appeler les emblèmes. Il saisit le sceptre, et son bras fléchit comme s’il en avait oublié le poids ; il le remit à l’évêque de Winchester en disant :
— Pardonnez, my Lord, pardonnez les offenses que je vous ai faites.
Il avança ses longues mains blanches vers le coussin, souleva la couronne, y appuya ses lèvres comme on baise la patène ; puis, la tendant à Adam Orleton :
— Prenez-la, my Lord, pour en ceindre mon fils. Et accordez-moi pardon des maux et injustices que je vous ai causés. Dans la misère où je suis, que mon peuple me pardonne. Priez pour moi, mes Lords, qui ne suis plus rien.
Tout le monde était frappé de la noblesse des paroles. Édouard ne se révélait roi qu’à l’instant où il cessait de l’être.
Alors, sir William Blount, le grand chambellan, sortit de l’ombre des piliers, s’avança entre Édouard II et les évêques, et brisa sur son genou son bâton sculpté, comme il l’eût fait, pour marquer que le règne était terminé, devant le cadavre d’un roi descendu au tombeau.